ENTREVUE YAN BREULEUX – Quelle était l’atmosphère à ISEA1995 ?

Crédit traduction : Ké Medley

En 1995, nous étions en pleine utopie médiatique avec l’avènement du premier navigateur multimédia et le début de la bulle technologique post-Netscape qui éclatera à la suite des attentats de 2001. Fraîchement diplômé en art visuel, j’avais été engagé comme stagiaire dans l’organisme Zones production qui collaborait à l’organisation du symposium. Une des premières tâches à laquelle je fut assigné était d’installer le réseau internet dans les locaux de l’organisme. Formé en art vidéo, je ne connaissais rien au domaine. En l’espace de quelques jours, après avoir contacté le fournisseur d’accès et connecté mon premier modem 14.4 kbs, je visitais des sites web en utilisant le navigateur Mosaic. En tant qu’artiste, je ressentais une forme d’excitation devant ces nouvelles possibilités d’expression et de diffusion offertes par les promesses du web multimédia naissant et de ce que Roy Ascott et Pierre Levy qualifiaient « d’intelligence collective ».  Je venais tout juste d’apprendre à utiliser les outils du multimédia que déjà l’hypermédia apparaissait.

J’attendais avec excitation chaque nouvelle parution de la revue Wired. C’était pour un événement de communication philosophique, artistique et technologique. À l’époque où Nicolas Negroponte était éditeur du magazine, chaque numéro nous transportait, de par ses graphismes spectaculaires et ses slogans accrocheurs, vers l’utopie de l’homme nouveau numérique. Dans les discours flottait l’idée d’une sorte de nouvelle renaissance portée par les nouvelles technologies de la société de l’information. Il circulait alors toute une panoplie de théories portant sur le potentiel expressif et narratif des nouveaux réseaux de dissémination de l’information et des nouvelles formes d’interactivité. Il flottait dans l’air une ambiance d’effervescence technologique accompagnée du sentiment très clair d’explorer de nouveaux territoires artistiques et théoriques. Avec la démocratisation des technologies interactives et réseautiques, les individus connectés seraient désormais à la fois émetteurs et récepteurs. Nous étions au seuil d’une nouvelle ère technologiques de communication portée par une technoculture en devenir. C’est dans cet esprit qu’était présenté le support numérique “révolutionnaire” à lecture et écriture laser : le CD-Rom, accompagné par les nouveaux logiciels d’imagerie synthétique et d’interactivité. Pour ma part, étant curieux de nature, j’explorais ces applications pour réaliser des visuels animés pour des “Raves “. Chaque nouvelle version des outils numériques de l’époque nous promettait davantage du coté de l’interaction en temps réel avec de la vidéo, du son, de l’animation et des formes 3D.

Dans les locaux de Zones Productions, à deux pas du quartier général d’ISEA, je croisais fréquemment Michael Century. Je ne le connaissais pas mais à voir les gens s’agiter autour de lui,  il était évident, avec mes yeux de jeune étudiant fraichement sorti de l’école, qu’il occupait une position importante dans l’organisation… Il était directement responsable du projet du Tunnel sous l’Atlantique. J’ai également croisé à cette époque, Char Davies et le fondateur de SoftImage, Daniels Langlois qui deviendra un acteur important de la préservation des arts numériques grâce à sa création. Lors du premier symposium ISEA, j’ai ainsi connu pour la première fois, plusieurs noms que j’ai par la suite côtoyé dans mes projets, études et performances artistiques. C’est dans le cadre de cet événement que j’ai fait la connaissance de Monique Savoie, alors directrice de l’événement et future fondatrice de la SAT et d’Alain Mongeau, futur directeur artistique de Mutek. À titre d’anecdote, c’est lui qui m’a initié aux musiques électroniques. J’étais curieux et Alain me prêtait des CD issus de sa banque personnelle.

L’atmosphère décontractée favorisait les échanges informels et la collaboration. Mon expérience du symposium donc a grandement contribué à m’initier à tout un univers de recherches et d’expérimentation qui n’a cessée de m’accompagner jusqu’à aujourd’hui.

En somme. L’année 1995 est, à mon avis, un événement aussi important pour Montréal, que l’Expo 67. Le symposium arrive en pleine période d’utopie technologique et marque l’avènement de la démocratisation  des technologies numériques à Montréal. ISEA représente pour moi cette première rencontre avec un état d’esprit face à la création artistique utilisant les nouvelles technologies.

Is there an artwork, exhibition, or panel you vividly remember? Could you recreate that experience for us?

Je me souviens très bien de l’expérience de deux œuvres d’art mémorables : Model5, de Granular Synthesis et Le Tunnel sous l’Atlantique de Maurice Benayoun.

Model5 de Granular Synthesis m’a profondément bouleversé. Après sa diffusion, je n’étais plus le même. C’est comme si l’expérience immersive proposée par le duo d’artiste m’avait propulsé dans le futur. Ils avaient exprimé mes intentions artistiques avec tant de force que lorsque j’ai quitté la salle, j’étais maintenant devant une page blanche. Tout était maintenant possible, je devais explorer ce nouveau langage et prendre une nouvelle direction. La violence brute des visuels, la force de la composition musicale, la répétition des images, la structure globale de la pièce ont changé ma conception de l’art. Voir quatre immenses visages au défunt Spectrum, occuper tout le champ visuel, ressentir les ondes sonores traverser les os de ma cage thoracique, être hypnotisé par les répétitions des boucles audio et visuelles m’a initié à une pratique de musique visuelle qui trouvera son nom seulement en 2010: La performance A/V. La fameuse performance Model5 m’a amené à un positionnement artistique qui a ensuite conduit à la réalisation des projets Noise, Clima(x) et ABC-Light en collaboration avec Alain Thibault, sous le nom de Purform. Ce projet a reçu une mention honorable à Ars Electronica en 1999. Tout ce que j’ai réalisé par la suite peut se lire comme un dialogue avec cet événement initial, qu’il soit question de stimulation sensorielle, de narrativité et d’expérience immersive. Influencé par cette expérience, je dis toujours à mes étudiants que lorsqu’ils tombent sur une œuvre exprime avec clarté ce qu’il essaient maladroitement d’exprimer, c’est un bon signe.

Le duo d’artiste est devenu par la suite un acteur incontournable du festival Elektra. Ils présenteront leurs plus récentes expérimentations. Nous attendions les œuvres du duo d’artistes avec impatience pour percevoir l’évolution de leur langage et leurs nouvelles propositions artistiques. J’ai ensuite ressentis une nouvelle fois cette impression de révolution artistique ou d’aboutissement d’une proposition lors de le la présentation de l’œuvre Feed, en 2007, par l’artiste, anciennement du duo, Kurt Hentschlager.

J’ai ensuite été fortement impressionné par le Tunnel Sous l’Atlantique de Maurice Benayoun. Je connaissais son travail précédent par les animations 3D de la série TV de vulgarisation scientifique les  ” QuarXs vs QuarKs“. Une série d’animation 3D qui, pour l’époque, était d’une qualité de rendu saisissante. Le projet le Tunnel sous l’Atlantique était si révolutionnaire que, en lisant la notice descriptive fournie par Maurice Benayoun, j’étais certain qu’il était impossible de réaliser un tel projet. Voir, pour la première fois, un ordinateur Silicon Graphics, à 100 000$ pièce, il n’y avait seulement quelques machines au Canada à cette époque, être un spectateur béat devant un système de musique générative contrôlé par le mouvement des interacteurs au sein d’un environnement virtuel, assister, en direct, à la rencontre d’un couple, séparé par l’atlantique, au sein d’un même espace virtuel (leur vignettes flottant dans le monde 3D) constituait pour moi des expériences mémorables, m’incitant à poursuivre mes expérimentations artistiques dans cette direction.

Pour saisir l’impact du Tunnel sous l’Atlantique, il faut imaginer ce que représente, dans l’atmosphère de l’époque, de voir flotter, dans un espace virtuel 3D, les vignettes vidéo de deux participant au milieu d’un espace virtuel calculé en temps réel et assister, pour la première fois, à un échange en téléprésence avant l’apparition de Skype et tous les services que nous connaissons aujourd’hui. L’environnement 3D était constitué de textures d’œuvres de l’histoire de l’art. Tous ces éléments constituaient pour moi, un jeune étudiant fraîchement formé en art visuel, passionné d’ordinateur, d’animation 3D et d’art vidéo, une nouveauté radicale.

À l’heure actuelle de l’accélération sans précédent des technologies de la téléprésence et de réalité virtuelle, je ne peux que me remémorer ces premiers essais transmission en temps réel sur des T4 (quatre lignes téléphoniques fusionnées).

L’année 1995 marque certainement un point de basculement des technologies multimédia et hypermedia. Elles quittent alors les laboratoires de recherche universitaire spécialisées pour investir toutes les champs de la pratique artistique universitaire et professionnelle (danse, musique, performance, théâtre). C’est à ce moment que les promesses d’innovation portées par les rencontres entre art et technologies sont clairement formulées. En parallèle émerge alors un nouveau langage issu des nouvelles possibilités combinatoires des nouveaux outils numériques. L’année 1995 marque l’avènement du nouvel environnement technologique qui sera à l’origine de la mise en place de l’écosystème de la créativité à Montréal.

Did attending ISEA 1995 alter your path in an important way, either professionally, artistically, or otherwise? 

C’est à ISEA que j’ai rencontré ma famille artistique!

En 1995, j’étais à la recherche de nouveaux contextes de création. C’est dans ce cadre que j’ai rencontré les artistes Vj Jimmy Lakatos, Yves Lebelle, Louis Veillette, Eric Matson, Joseph Lefevre, Pierre Benoit Lemieux etc. Je collaborais ainsi pour des contrats de visuels avec les collectifs d’artistes LCD25 et Synergy. Ils assuraient fréquemment les ambiances visuelles dans le cadre de “Raves”. J’avais assisté à une performance de Synergy au cabaret électronique du symposium  que je connaissais déjà, car j’avais été fortement impressionné par leurs projection vidéo de globe oculaires sur des ballons flottant dans le cadre d’un événement “Rave” organisé par des raéliens. C’était du mapping vidéo architecturale avant la lettre.

Saisissant toutes les opportunités de collaboration à ma porté, je me rappelle d’avoir réalisé des visuels pour des projections pour le projet ” Dark Practice Scarring“, une installation interactive réalisée par  Michael Mackenzie (il a ensuite longtemps travaillé avec Robert Lepage et réalisé, écrit des long métrages). J’avais aussi réalisé le design de l’application interactive multimédia pour le Tunnel sous l’Atlantique de Maurice Benayoun et  modélisé des environnements 3D pour Jean-François Cantin.

Je travaillais soixante heures semaines et dormais pratiquement dans les locaux.

Il faut aussi voir que l’événement a semé en moi les logiques de la recherche en art technologique. C’est dans le cadre de ISEA que j’ai échangé pour la première fois avec Luc Courchesne, professeur en aménagement à l’Université de Montréal, qui devait ensuite diriger mon mémoire de maîtrise. Ma thèse de doctorat portait sur les relations entre les visuels et la musique dans le contexte de la production de performances A/V.

J’ai ensuite participé au ISEA, 2000, 2002 et 2019. Tout d’abord en tant qu’artiste puis comme artiste-chercheur. Actuellement mes préoccupations pointent naturellement vers cette la communauté artistique et académique d’ISEA quand, par exemple, je m’intéresse à la problématique  des archive diffusée en milieu de réalité virtuelle.

4) Could you summarize ISEA 1995’s legacy? Since ISEA returns to Montreal this year, understanding it’s historical link to the city is certainly important.

Le symposium a permis à Montréal d’acquérir une légitimité, tant au niveau de la création que de la recherche, comme lieu d’expression de la culture techno et électronique. Si les différents paliers gouvernementaux positionnent Montréal comme une capitale mondiale incontournable de la créativité numérique et des industries culturelles, c’est en grande partie grâce à l’étincelle initiale du symposium ISEA 1995.

Après avoir assuré la direction d’ISEA95, Monique Savoie a fondé la SAT l’année suivante dans l’emplacement d’une ancienne banque qui se situait dans le même édifice où avait été organisé le symposium. Cet espace a été le lieu d’événements multimédias mémorables que nous organisions au sein d’un collectif appelé Epsilon Lab. Cinq ans après iSEA Alain Mongeau a fondera le festival Mutek. Il possède maintenant des antennes dans plusieurs pays, est devenu un acteur incontournable de la scène musique électronique mondiale. À suite d’ISEA, le duo Granular Synthesis devenu un invité régulier du festival Elektra, dont le directeur artistique, Alain Thibault, avait présenté un concert à ISEA. D’autres artistes reconnus sont venus s’ajouter à la liste bien longue des artistes de la performance A/V diffusant à Elektra et Mutek tels que Rioji Ikeda, Ryoichi kurokawa, Herman kolgen, Incite, Matthew biederman, Kurt Hentschlager, Ulf Langheinrich, Carstein Nicolai, Otolab, Jean piché, Edwin van der Heide, Tvestroy, Semiconductor, Anti vj, Amon Tobin, Richie Hawtin etc.

Expo67 a marqué les esprits avec le pavillon du Canada et les premières diffusion du système IMAX, en ce qui concerne ISEA95, malgré le fait qu’il s’agit d’un événement de nature académique et artistique complètement différent, a permis à de nombreux acteurs locaux de démarrer des initiatives structurantes permettant de positionner Montréal sur la scène internationale des arts électroniques. Cet aspect a fortement influencé les pratiques locales sur tout le territoire. Par exemple, lors du ISEA 2002 à Nagoya, sans qu’une délégation soit officiellement organisée, nous étions tout un groupe d’artistes québécois à participer à l’événement. En fait, beaucoup d’artistes, enseignants, chercheurs, théoriciens ont profité des différentes éditions du symposium pour partager leurs recherches et ainsi assurer la pérennité des arts technologiques. Le lien entre la communauté artistique et académique de Montréal de 1995 et les nombreuses éditions internationales d’ISEA qui ont suivi depuis ne s’est jamais rompu.

Since ISEA first came to Montreal in 1995, what would you identify as the most important technological development – for your practice and/or in relation to the aims of ISEA – to have taken place, that is, what’s the advance in technology you find to be most pressing or impactful, or maybe what surprised you the most from then until now?

Concernant le lien entre 1995 et aujourd’hui, ma réponse à cette question aurait été complètement différente il y a trois mois. Nous vivons actuellement une période historique particulière où je perçois une nouvelle forme d’utopie tendant à brouiller les frontières entre communication à distance et présentielle, entre l’intelligence artificielle et humaine. Pourtant, même si j’ai participé à des événements de téléprésence dès la fin des années quatre-vingt dix jusqu’à aujourd’hui, j’ai tendance à penser qu’il faut considérer ces technologies comme des réalité alternatives. En effet, elles possèdent leur spécificité artistique et académique propre. Elles ne remplacent rien mais permettent d’optimiser et accélérer certaines formes de communication.

Dès 1995, à une moindre échelle, beaucoup de technologies que nous côtoyons aujourd’hui était présentes: dispositifs immersifs, téléprésence, supports numériques, multi-projection, spatialisation sonore. L’article de l’Ultimate Display d’Evans et Sutherland, publié en 1965, décrit dans le détail la logique et l’expérience de la réalité virtuelle et augmentée. Luc Courchesne travaillait déjà avec la vidéo interactive et les nouveaux supports numériques depuis de nombreuses années. Un mois avant ISEA, Char Davies avait présenté son œuvre immersive de réalité virtuelle Osmose au musée d’art contemporain de Montréal.  Henry See, qui siégeait sur le conseil d’administration d’ISEA, avait conçu l’année précédente, dans le cadre de l’exposition Palomar, une installation vidéo qui s’adaptait au positionnement des spectateurs en relation avec des avatars vidéo. Dans la même exposition, le duo Louis Philippe Demers et Bill Vorn avaient imaginé la fiction de leur installation Espace Vectorielle comme un environnement réactif doué d’une certaine forme d’intelligence artificielle. Il s’agissait véritablement d’une avancée significative dans la création artistique utilisant ce nouveau médium émergent.

En ce sens, lorsqu’il est question de technologie, il est toujours possible de remonter dans le temps et de constater que la nouveauté est parfois relative. Avec les phénomènes d’obsolescence programmée des technologies, il y a aussi souvent des pertes consécutives aux progrès technologiques. Il est possible de gagner en résolution d’image tout en perdant du contrôle d’affichage en temps réel. Il y a toujours de l’interdépendance entre les différentes composantes des systèmes techniques qui ne nous permettent pas de statuer qu’il existe une véritable progression linéaire, sauf peut-être dans la puissance des micro-processeurs et la  fameuse loi de Gordon Moore ( elle était en vogue en 1995). Ceci étant dit, j’ai constaté, avec les années, une progression dans la performativité des machines, un meilleur contrôle des interfaces et une miniaturisation des composantes qui a mené à une plus grande accessibilité (ou démocratisation) des technologies numériques. Ajoutons à ce tableau tout le champ des capteurs volumétriques. Cependant, la technologie est souvent affaire de paradigme et l’innovation de perception.

À mon avis, la principale retombée d’ISEA95 était une impulsion académique, culturelle et artistique qui a donné naissance à une communauté de pratique dynamique et inventive. Si je repense aux retombées du symposium, je ne peut traiter d’une technologie particulière qui a fortement influencé ma pratique. C’est arrivé plusieurs années après avec la découverte des procédés de “mapping vidéo” lors de la résidence de la Fabrique numérique à la Société des Arts Technologiques. En 2003, Sébastien Roy avait alors développé un système de calibration vidéo automatisée s’adaptant à des surfaces de projection courbes ou irrégulières. J’avais été confronté à des problématiques de projection vidéo sur des surfaces courbes lors de la production du projet Ars Natura l’année précédente. En réalisant une œuvre pour un dispositif immersif de projection panoramique de 180°, j’ai compris que la spatialisation des formes visuelles et sonores exerçaient une influence sur les processus attentionnels des spectateurs. Ce sont ces technologies qui ont permis la conception du dôme de la Satosphère. Une technologie avec laquelle j’ai énormément travaillé depuis les dix dernières années.

En fait, pour ma part, au delà des technologies, ce sont des problématiques transversales telles que la visualisation du son, la construction de l’expérience, la mise en scène de l’attention, les nouvelles formes narratives engendrées par l’immersion et j’en passe, bref l’impression d’explorer un nouveau langage artistique en devenir qui constitue le principal leg du symposium.

Related to the first question, since 1995, is there a particular theoretical development – like the increasing “generalization” of ecology, in terms of media or otherwise; media archaeology; the new materialisms; or the shift towards environments in media studies – you’ve felt most significantly or you believe to be especially consequential?

Face à la question de la transformation des pratiques en art technologique, depuis 1995, beaucoup de choses ont changé. Les discussions informelles que nous avons eu dans le réunions Hexagram, notamment avec Chris Salter et Jean Dubois, pointent vers le passage d’un paradigme ancré dans la technologie vers une forme de mobilisation des savoirs à partir de la recherche-création. En fait, l’innovation, dans ce contexte, émerge naturellement de l’association de différents secteurs de recherche. Il est plutôt question de différentes formes de création dans l’espace public, favorisant les échanges interdisciplinaires entre experts et praticiens ; en bref, la dimension participative mène vers l’organisation d’événements de partage des connaissances brouillant les frontières entre amateurs, professionnels et chercheurs avec pour objectif de démocratiser les technologies numériques vers une utilisation citoyenne. En ce sens, les cartographies récentes de la recherche-création réalisées par Louis-Claude Paquin, Cynthia Noury, permettent d’entrevoir la diversité des nouveaux bricolages méthodologiques propre aux problématiques spécifiques de la recherche-création. En fait, selon les orientations actuelles du réseau Hexagram, il s’agit d’encourager les collaborations entre les artistes issus des milieux de pratiques et les théoriciens de manière à favoriser les croisements disciplinaires. Nous entrons alors, et c’est mon avis personnel, dans un espace de recherche visant à échapper ou détourner les déterminismes technologiques qui orientent ou transforment les pratiques créatives. À mon avis, le modèle actuel de développement technologique devrait reposer davantage sur le social que l’économie.

Récemment, j’ai débuté une réflexion inspirée de l’étude des archives dans le courant de l’archéologie des médias avec comme auteur de référence Jussi Parrika, Erkki Huhatamo, Oliver Grau. Cette approche a ceci de passionnant puisqu’elle permet de problématiser ce qu’il y a de nouveaux dans les anciennes technologies et ce qu’il y a d’historique dans les nouvelles. Ainsi, nous changeons d’un paradigme axé sur le progrès technique vers une conception plus large, inclusive permettant d’introduire, dans le raisonnement, une réflexion sur l’obsolescence des technologies.

Sans entrer dans les détails, la conception des médias en terme d’environnement permet de ne plus seulement se concentrer sur une seule technologie en particulier mais analyser leurs interactions et comment celles-ci, dans une logique systémique, exercent une influence sur le comportement des individus ou la conception et la production des œuvres. Les idées portées par la notion d’environnement, en étude des médias et en communication, notamment les recherches d’Henry Jenkins, m’aident à mieux comprendre les connaissances orientant la construction des dimensions narratives des expériences immersives.

3) Shifting from what’s changed to what’s stayed the same, is there anything you remember from ISEA’s first time in Montreal that seems as clear, or as resonant today as it did then, and why?

À la lumière du présent, les idées de Roy Ascott, fondateur des arts télématiques, qui était présent en 1995, prennent une nouvelle signification. Il a compris dès le début comment le paradigme de la cybernétique influençait la production artistique sur le plan des échanges et de la co-construction des messages médiatisées par les technologies de communication. Sa recherche prend actuellement une tout autre aura à la lumière de l’usage systèmes actuels de téléprésence.

Le tunnel sous l’Atlantique de Maurice Benayoun, avec son environnement virtuel partagé, ses vignettes vidéo en téléprésence résonne particulièrement avec le présent. Char Davies, avec l’explosion récente des dispositifs de réalité virtuelle constitue une véritable œuvre d’art d’une rare qualité qui est encore une référence d’actualité. Naviguer au sein d’un environnement audio visuel avec son tridimentionnel en utilisant comme capteur le mouvement de la cage thoracique était une innovation radicale qui n’a pas encore livrée toutes ses promesses.

Il est certain que le rêve initial d’une nouvelle forme de partage et de dissémination de l’information et la promesse de l’intelligence collective a été mis à mal avec l’évolution récente du GAFAM. Nous utilisons encore largement les outils “Wiki” et subsistent encore de nombreuses communauté en ligne mais disons que le modèle ouvert et libre sur lequel a été imaginé le web initial continuera à être attaqué et remis en question dans les années à venir. À mon sens, l’intelligence artificielle suit un peu le même mouvement de démocratisation, de diffusion, et de dissémination qu’a vécu le web multimédia.  De nombreux outils utilisant l’intelligence artificielle sont de plus en plus accessibles.

Globalement,avec l’apport des développements récents en intelligence artificielle, je peux percevoir un changement assez important dans la manière de concevoir les technologies à la lumière des théories de la seconde cybernétique.

4) Finally, thinking about this year’s theme, there might be something a bit ironic about exploring the notion of sentience (historically reserved for biological life, and quite a small subsection of it) through digital media and electronic arts – or just the machinic in general, what’s been historically relegated to non-life. There’s been much work done in the past 25 years to loosen the boundaries between such distinctions, and how do you imagine ISEA 2020 helping in that?

L’indistinction  entre humain, machine et animal est au fondement de la science cybernétique. Tel que conçu par le fondateur de la cybernétique Norbert Wiener, le principe du paradigme informationel s’applique à l’humain, l’animal et au monde matériel au travers la notion de feedback. Le fameux dispositif AA predictor tel qu’analysé par Peter Galison, peut se lire comme la première forme de fusion humain-machine ou cyborg.

La cybernétique de second ordre se réfère beaucoup à Francisco Varela and Humberto Maturana, deux biologistes. L’idée même d’autopoiesis, c’est à dire un système capable de se maintenir dans un certain équilibre instable renvoie au concept d’Homéostat formulé par William Ross Ashby en 1952. Chez les fondateurs, le fameux “Test de Turing” tend à brouiller les frontières entre humain et machine, entre langage et systèmes d’information. L’idée même d’écosystème” dérive directement des concepts de la cybernétique de second ordre. Celle-ci est à même de problématiser l’interdépendance des organismes vivants et non-vivants en relation avec les transformations de leur environnement. En effet, l’absence de frontière entre animal, humain et machine est donc au fondement du paradigme des technosciences.

En ce sens, les nouveaux médias, les arts technologiques, virtuel etc. participent aux dialogues entre humain et machine et s’inscrivent dans le prolongement du paradigme des technosciences. En fait, ce n’est pas un hasard si Frank Popper, dans son ouvrage “Virtual Art” a hésité à titrer son ouvrage “Techno Art” en référence aux technosciences. L’éditeur a plutôt proposé d’utiliser le terme de “Virtual art”. Jakob von Uexkull et la notion de mieux humain et animal a constitué une référence incontournable pour de nombreux artistes de la communauté des arts technologiques. La notion de “Milieu” aussi présente chez Simondon dans ses réflexions sur les milieux humain, naturels et artificiels permet d’aborder les relation entre l’art et l’environnement. La communauté artistique de l’université Concordia a choisi ce terme pour associer l’ensemble de ses laboratoires et groupes de recherche sous une même désignation.

La thématique d’ISEA de cette année résonne plus particulièrement avec l’explosion de l’application des technologies de traitement et de simulation de l’intelligence artificielle. En ce qui concerne la Sentience, pour moi, l’émotion est humaine et animale. Les machines sont des simulacres qui reproduisent notre manière de penser et de ressentir. C’est entre autre pour réfléchir sur sur l’illusion des machines, le “Make believe” que Louis-Philippe Rondeau et Benoît Melançon et moi-même avons créé le laboratoire Mimesis. À l’école NAD, ces technologies seront particulièrement utiles pour la création de “Digital double”, Vactors, la création d’avatars en temps réel, la captation, le Deep Fake et la conception de nouvelles formes d’interactions situées et personnalisées adaptées aux profils des individus.

J’adhère au postulat épistémique selon lequel le monde vivant est incommensurable. Les machines, de par leur possibilités de simulation, sont des réductions nous permettant de mieux saisir et contrôler certaines logiques complexes. Par contre, c’est une utopie complète plutôt réservé aux films grand public, que les ordinateurs puissent ressentir des émotions. Les recherches qui pointent vers la problématique de la sentience permettent toutefois de concevoir des applications concrètes, explorer les concepts d’embodiement, d’agentivité et de développer de nouvelles formes d’interaction . Au delà de mon point de vue particulier, l’idée selon laquelle les machines puissent ressentir des émotions, permet de mobiliser des connaissances provenant des science cognitives, des computer sciences et design d’interaction. Par exemple, une des installations immersive qui m’a le plus marqué, à l’exposition universelle de 2002 à Neuchatel en Suisse (Ada – Intelligence space), était un environnement artificiel piloté par un ordinateur qui interagissait avec le public sur la base d’un système d’émotions artificielles. Le système encourageait la participation et l’interaction des visiteurs sur la base de l’analyse intelligente de leurs mouvements et de leur sons. Autre exemple, si je pense au projet Blind Robot, de Louis-Philippe Demers, il est possible de voir comment les artistes posent un regard à la fois spectaculaire et critique sur ces nouvelles formes de connaissances. Les précédentes éditions de la BIAN ( Biennale des arts numériques) organisée par Alain Thibault explorait les différentes formes d’appropriation de ces concepts dans le domaine de l’installation et du dispositif interactif. Je perçois actuellement les œuvres d’art numérique comme des objet-frontières. La diversité des usages et interprétations d’une même œuvre offre un regard sur l’évolution d’un certain champ de connaissance. Ainsi, le philosophe peut se poser la question, à la vue de ce projet, sur la capacité des machines à voir et apprendre sur l’humain.

En ce sens, je n’ai pas assisté encore aux conférences, expérimenté avec des oeuvres ni échangé avec des chercheurs provenant de diverses disciplines à ce sujet. Il ne fait aucun doute, à voir le nombre de propositions transmises pour le symposium, que ISEA offrira le contexte idéal pour une réflexion sur les enjeux soulevés par le concept de Sentience.

Photos :
Enigma (2020), Yan Breuleux, Alain Thibault
Les Planètes (2018): Musique de Walter Boudreault, Pianiste Louise Bessette. SAT Montréal.
Programmation, Remi Lapierre. Réalisation, Yan Breuleux
Black Box (2003) : Purform: Yan Breuleux, Alain Thibault. Elektra Festival.
A-Light (1998) par: Purform: Yan Breuleux, Alain Thibault. Mention honorable Ars Electronica 1998.
Yan Breuleux ( photo de Benoit Boucher)
École NAD